27 – MADAME LA SUPÉRIEURE

— Madame la  supérieure, s’il vous plaît ?

La porte, actionnée par un ressort, se referma d’elle-même sur Fandor. Le journaliste était dans la cour intérieur du couvent, face à face avec la sœur tourière qui regardait, effarée, le visiteur inattendu.

Le journaliste insista :

— Pourrai-je voir Mme la  supérieure ?

— Mais, monsieur... oui... non... je ne crois pas...

L’excellente religieuse allait, venait, sans trop savoir évidemment à quel parti il convenait de se rallier. Brusquement décidée, elle désigna un couloir et, s’effaçant pour laisser passer le journaliste :

— Veuillez entrer par là, monsieur, dit-elle, et attendre quelques instants.

Fandor, en sortant de chez l’acteur Bonardin, avait décidé d’aller remplir, sans plus tarder, une mission dont la victime de Juve l’avait chargé.

Bonardin qui n’était pas un ingrat, s’était souvenu de l’aimable accueil des religieuses et, comme il les avait quittées sans les en remercier, dès le lendemain il priait Fandor d’aller, à la première occasion, leur remettre de sa part un billet de cinquante francs pour leurs pauvres.

La porte du parloir s’ouvrit à nouveau et, glissant sur le sol, sans bruit, une religieuse parut. Elle salua Fandor d’un imperceptible mouvement de tête, cependant que le journaliste s’inclinait avec déférence devant elle.

— C’est à madame la  supérieure que j’ai l’honneur de parler ?

— Notre Mère  supérieure s’excuse, murmura la religieuse, de ne pouvoir vous recevoir en ce moment, elle est très occupée ; toutefois, si je puis la remplacer auprès de vous, monsieur, je suis la sœur chargée de l’économat de la Congrégation.

— Cela tombe bien, pensa Fandor...

La religieuse poursuivait :

— Mais n’est-ce pas vous, monsieur, qui étiez hier au moment de cet... accident...

— Je vous apporte des nouvelles, ma sœur...

La religieuse joignit les mains :

— J’espère qu’elles sont bonnes ? comment va-t-il, ce pauvre jeune homme ?

— Aussi bien que possible, répliqua Fandor ; non seulement sa blessure n’est pas grave, mais le malade a reçu d’excellents soins ; la balle a été extraite sans difficulté par les docteurs.

— Je remercierai saint Côme, patron des chirurgiens, marmotta la sœur, qui poursuivit :

— Et l’assassin, qu’en a-t-on fait ? Je suppose qu’il va être bien puni ?

Fandor souriait :

— L’assassin, ma sœur, est plutôt une victime ! C’est à cause d’une effroyable erreur qu’il a commis cet involontaire attentat ; par exception, dans cette affaire, le coupable est un fort honnête homme.

La religieuse eut une nouvelle inspiration :

— Je prierai saint Yves, patron des avocats, de le tirer d’affaire !

— Ma foi, s’écria Fandor, puisque vous avez, ma sœur, autant de saints à votre disposition, vous feriez bien de m’en indiquer un qui puisse favoriser les opérations de la police dans ses luttes contre les apaches.

La religieuse ne se méprit point sur les intentions du journaliste, c’était une femme intelligente, comprenant la plaisanterie ; elle répliqua :

— Vous pourriez vous adresser à saint Georges, monsieur, le patron des guerriers !...

Puis, redevenant sérieuse et observant la réserve que lui commandait son habit, la sœur conclut l’entretien :

— Notre Mère  supérieure sera très touchée, monsieur, lorsque je lui rapporterai l’aimable démarche que vous êtes venu faire auprès de nous...

— Permettez, ma sœur, interrompit Fandor, ma mission n’est pas terminée et...

Le journaliste, discrètement, présentait les deux billets bleus :

— C’est, déclara-t-il, de la part de M. Bonardin, pour vos pauvres...

La religieuse se confondit en remerciements et, regardant Fandor avec une pointe de malice :

— Vous allez peut-être sourire, monsieur, si je vous dis que je m’en vais remercier saint Martin, patron des personnes charitables... en tout cas, je le ferai de tout mon cœur !

Fandor s’excusa de retenir si longtemps son interlocutrice.

— La cloche vous appelle sans doute, ma sœur ? demanda-t-il...

Celle-ci s’inclina affirmativement :

— C’est en effet l’heure des vêpres.

Fandor suivi de la religieuse sortait du parloir et, laissant à sa droite la courette intérieure, gagna la porte de la rue.

Déjà la tourière se préparait à lui ouvrir, lorsque le journaliste s’arrêta net. Marchant à pas comptés, l’une derrière l’autre, les dames de la communauté traversaient la cour, lentes et régulières, se rendant au fond du jardin, vers les arbres touffus d’où émergeait le clocheton d’une chapelle.

Fandor, sans souci de l’indiscrétion qu’il commettait, demeurait immobile, observait les religieuses, du moins, l’une d’elle.

La sœur économe était restée à côté de lui.

— Ma  sœur,  interrogea-t-il  fiévreusement, sans même tenter de dissimuler le trouble de sa voix, dites-moi qui est cette religieuse qui marche en tête des autres ?

— En tête, monsieur ?

— En tête, ma sœur...

— La religieuse dont vous parlez, monsieur, c’est notre Sainte Mère  supérieure !

***

Fandor avait eu la chance, en quittant le petit couvent, de rencontrer un taxi-auto. Le journaliste, renfrogné, réfléchissait si profondément, qu’au moment où l’auto s’arrêta, il fut tout surpris de se trouver rue Bonaparte.

— Où vous ai-je donc dit d’aller ? demanda-t-il au mécanicien.

Celui-ci regarda son client, stupéfait, et avec un peu de commisération :

— Dame ! à l’adresse que vous m’avez donnée, je suppose bien que ce n’est pas moi qui l’ai inventée ?...

Fandor ne répliqua pas, il paya sa course :

— C’est le ciel, pensait-il, qui m’inspire ! sans doute, je voulais voir Bonardin pour lui dire que sa commission était faite, mais en réalité, c’est chez Juve que je devais venir immédiatement, après ce que j’ai découvert au couvent.

Je constate si souvent que l’impossible ne l’est jamais...

Le journaliste demeura immobile sur le trottoir, sans paraître sentir les bourrades des passants, les yeux fixés à terre, l’esprit perdu dans ses souvenirs.

— Ah çà ! s’écria presque à haute voix Fandor, au moment où un passant, plus brutal que les autres, venait de le faire descendre du trottoir sur le macadam de la chaussée, ah çà ! qu’est-ce que je fiche ici, dans la rue, à rêvasser, au lieu de courir prévenir Juve ?...

Fandor s’élança dans l’escalier de la maison du policier, il s’arrêta au second étage :

— Voyons, se dit-il, en comprimant son front, que viens-je faire ici ?... si je devais en croire les journaux, Juve est sous les verrous ? Bonnes blagues que tout cela ! c’est l’instinct qui me conduit, et l’instinct est parfois plus subtil que le raisonnement. Je sens que je vais voir Juve...

Fandor entra, alla droit au cabinet de Juve. Il était vide ; le journaliste jeta un coup d’œil dans le salon voisin, entrevit la salle à manger... personne ! Fandor respira profondément, puis, le sourire aux lèvres, à haute voix, il déclara :

— Mon cher Juve, il s’est passé pas mal de choses depuis que je n’ai eu le plaisir de vous voir, ayez donc l’obligeance de me recevoir dans votre bureau, j’ai deux mots à vous dire :

Après cet appel, il pénétra dans le bureau du policier, s’installa dans un fauteuil. Fandor était visiblement convaincu que son ami l’avait entendu.

... Et il ne se trompait pas !

Deux secondes après en effet, soulevant une portière qui dissimulait une entrée secrète du cabinet de travail, Juve apparaissait, le regard un peu étonné :

— Tu parles d’autorité, mon petit Fandor, déclara-t-il, comme si tu savais que j’étais là, ce n’est pas ordinaire...

— Est-ce plus extraordinaire, mon cher Juve, que de trouver chez lui un homme qui, au dire de toute la Presse, renseignée par la police, croupit sur la paille humide des cachots depuis quarante-huit heures ?...

— Sacré Fandor ! s’écria Juve en serrant chaleureusement la main que lui tendait le jeune homme, décidément tu n’es pas trop bête... Que penses-tu de mon idée ?

— Elle est bonne, répliqua Fandor, d’autant que la belle Joséphine a vu, de ses yeux vu, les municipaux vous emmener en prison, les menottes aux poings.

— Tout le monde le croit, n’est-ce pas ?

— Tout le monde, déclara Fandor !...

— Et comment as-tu compris que j’étais là ? J’aurais pu être sorti ?

— Ce que j’ai senti ?... parbleu ! le caporal, mon cher Juve ! l’odeur de votre éternelle cigarette ; vous avez été trahi par le tabac ! Le parfum de la fumée chaude, cela se distingue de la mauvaise odeur du tabac froid... quand on a des narines expérimentées !

— Très bien, mon Fandor... très bien ! ça, c’est de l’observation et de la bonne. Tiens, pour ta peine, roule une cigarette... et maintenant, causons :

— Tu as du nouveau ?

— Oui et du gros...

À Juve, désormais redevenu sérieux et très attentif, Fandor raconta la conversation qu’il avait eue avec Bonardin au sujet de l’acteur Valgrand. Il lui dit qui était véritablement Mme Raymond.

— C’est un mystère de plus qu’il nous faudra éclaircir, Fandor, mais cela ne tardera pas ; tu connais mon opinion, j’ai supposé un moment la duplicité de Joséphine. Tu ne m’écoutes pas, Fandor ? je ne t’intéresse plus !

Fandor bondit, alla vers le policier, lui posa les deux mains sur les épaules et le considérant fixement :

— Non, Juve, cela ne m’intéresse plus ! et je vais vous dire pourquoi : Lady Beltham n’est pas morte, je viens de la voir ; je l’ai vue de mes yeux vue, comme je vous vois !...

— Ah ?

— Aussi vrai que je m’appelle Fandor, la supérieure du couvent de Nogent, c’est... Lady Beltham.